Nous sommes le 16 avril 2019 et nous devons nous préparer à ce que le gouvernement promulgue par décret dans les prochains jours, comme annoncé en début d’année, la mise en place dès cet été d’un système de bonus-malus sur les cotisations chômage des entreprises. Cette réforme a pour objectif de réduire le recours aux contrats courts (CDD) et d’inciter les entreprises de toutes tailles et de tous secteurs à embaucher en contrats à durée indéterminée (CDI).Mais si l’objectif de la mesure est louable – réduire la précarité des travailleurs –, le scepticisme règne d’ores et déjà quant aux effets de cette mesure dont nous ne connaissons pas encore les contours précis.
En effet, si l’idée de départ est vertueuse, on peut se poser la question de la pertinence de la réponse : bonus-malus. À partir d’une mesure qui semble arbitraire, on distinguerait les mauvais et les bons élèves, pénalisant les uns et félicitant les autres. Le gouvernement prévoyait ainsi de faire varier le taux de cotisation patronale assurance chômage de 0,75 % à 7 %, contre 4,05 % actuellement (sauf pour les CDD d’usage), en fonction de la proportion de contrats courts. Oublions ces chiffres et intéressons-nous au principe.Tout d’abord, de façon évidente, il semblerait indispensable de clarifier le CDD et de s’interroger sur les critères de recours à ce contrat de travail. Il semblerait injuste de pénaliser les entreprises qui font appel aux CDD pour remplacer un salarié absent pour maladie ou en congés de maternité.Par ailleurs, si l’application d’un taux unique n’est pas retenue par le gouvernement, la solution par branche, dernièrement envisagée, demanderait à être précisée en analysant dans les détails les raisons du recours aux CDD courts de moins de 1 mois voire de 1 jour. En effet, les embauches à durée déterminée sont structurelles ; véritables reflets de la tertiarisation de l’économie. Si toute entreprise recrute en contrats courts, toutes ne procèdent pas identiquement.Quand les industriels et les agriculteurs, en quête permanente de personnes qualifiées, recourent principalement aux travailleurs intérimaires, les entreprises des secteurs médicaux-sociaux, hôtellerie ou encore restauration sont les principaux consommateurs de CDD courts. Mais à y regarder de plus près, ces contrats se justifient pour la plupart. Ils répondent parfaitement aux enjeux de flexibilité des entreprises, notamment les plus petites, dont l’activité est morcelée. Prenons le cas d’un traiteur qui propose des prestations lors de mariages. Il n’aura évidemment besoin de personnel supplémentaire que le jour J ! Va-t-il embaucher un salarié en CDI pour le faire travailler 1 jour dans la semaine et échapper ainsi au malus CDD ? Bien sûr que non. Quelle pourrait être alors sa réaction ?
Il est aisé d’imaginer que la première réaction d’une entreprise sanctionnée par un malus serait de répercuter cette hausse du coût du travail sur les prix de ses biens et services. Ce ne serait qu’un moindre mal ; elles pourraient également élaborer des stratégies de contournement ou d’évitement qui anéantiraient l’objectif de la réforme.La première qui vient à l’esprit : le recours à l’intérim. N’importe quelle entreprise aura vite fait de calculer le coût global de la solution et de choisir entre l’intérim et le CDD. Car si la première est a priori plus chère, en intégrant le montant du malus au coût du CDD, la donne change et l’intérim peut devenir profitable. Et si en plus, ce faisant, elle intègre la classe des bons élèves qui ont peu recours aux CDD, elle percevra un bonus ! Et notre salarié ne sera en rien soustrait à la précarité.Au-delà, il est à craindre que la nouvelle mesure incite certaines entreprises à faire appel aux travailleurs détachés, voire pire, au travail non déclaré. Pour d’autres, le modèle de l’auto-entrepreneuriat serait la panacée. Certes, ce modèle d’organisation offre de la flexibilité et permet à des personnes d’accéder à l’emploi, mais la solution est loin d’être favorable aussi bien économiquement que juridiquement. Les dérives font flores, les autoentrepreneurs subissant souvent la relation même si des décisions de justice récentes sont venues mettre fin à des situations abusives qui relèvent du salariat déguisé. Dans bien des cas, la rémunération horaire du travail est plus faible que le taux horaire légal et le contractant ne bénéficie pas de la couverture sociale qui est la sienne en CDD. En effet, les auto-entrepreneurs ne cotisent pas à l’assurance chômage.En poussant les entreprises frappées d’un malus à recourir à des statuts alternatifs au CDD, on arrive à un effet pervers qui vient à effacer à la fois les cotisations et les bénéficiaires. Atteignons-nous le but recherché, celui de lutter contre la précarisation ? Non.
Cette fiction pourrait devenir réalité alors que la situation de l’emploi n’est pas aussi délétère qu’on veut bien nous le dire. Certes, des chiffres alarment notamment ceux du service statistique du ministère du Travail (Dares) dans son étude 2018, "CDD, CDI : comment évoluent les embauches et les ruptures depuis 25 ans ?", qui annonce que : "la part des contrats de moins d'un mois a augmenté tendanciellement sur la période, passant de 57 % des CDD en 1998 à 83 % en 2017. Et dans ce lot, la part des contrats d'une seule journée s'est accrue de manière exponentielle en passant de 8 % en 2001 à 30 % des CDD en 2017".Ils invitent tout un chacun à considérer la question de la précarité des personnes qui travaillent dans de telles conditions, qui ne peut être niée et doit être combattue. Cependant, pour bien comprendre la situation, il faut regarder un autre chiffre. En effet, la même étude affirme que : "En France en 2017, 88 % des salariés (hors intérim) sont en contrat à durée indéterminée (CDI) et 12 % en contrat à durée déterminée (CDD)." Une part qui est restée relativement faible et stable depuis la fin des années 1990.Ces données viennent confirmer la dualisation du monde du travail en France : d’un côté, le CDI et ses nombreux avantages (formation, complémentaire santé, assurance chômage, comité d'entreprise...), de l’autre, tous ceux qui n’en bénéficient pas. Plutôt que d’inventer une nouvelle taxe dont la mise en œuvre plus que complexe risque fort de nous rappeler le compte pénibilité et qui pourrait déclencher des réactions pires que le mal sensé être combattu, investissons plutôt dans la formation, la professionnalisation, l’insertion sociale... autant de dispositifs qui ont fait leurs preuves pour lutter contre la précarisation.
Les Echos - Par François Perrin (associé chez Euklead)